L’or blond par Tristan Malavoy

03 avril 2023

Notre ambassadeur culturel de Saint-Denis-de-Brompton, l’artiste Tristan Malavoy, nous offre un texte exquis pour accueillir le printemps.

 

Chaque année, on se demande si on va se rappeler comment faire.

Entaillage, réparation des tuyaux abîmés par les branches tombées ou les écureuils, nettoyage et préparation des pompes, des réservoirs, du poêle… Est-ce qu’on a cordé assez de bois pour la saison, l’automne dernier? Est-ce que la soudure faite d’urgence dans un coin de l’évaporateur va tenir? Tous les sucriers vous le diront : faire les sucres, c’est à la fois simple et compliqué. C’est veiller à mille et une choses dont une seule peut faire la différence entre la cuvée réussie et le sirop de poteau.

– On dirait que j’ai tout oublié, me dit mon ami Stéphane en descendant de la motoneige, au bout du chemin qui sépare la maison de mes parents de la cabane à sucre.

Je connais bien cette inquiétude.

– T’inquiète pas Steph, c’est comme le vélo…

Stéphane, c’est mon grand ami depuis l’école secondaire. On ne s’est jamais lâchés malgré des chemins de vie différents et depuis quelques années, on s’applique à faire tourner cette cabane qui représente maintenant un peu trop de travail pour mon père et ses quatre-vingt-dix printemps.

Je vois bien que mon assurance ne le rassure qu’à moitié. Il a un pli au front, il repasse mentalement les différentes opérations du jour, mais dès qu’on enfile nos raquettes, chargés comme des mulets de nos outils et de rouleaux de tubulures qui vont servir à remettre le réseau en état, il commence à se détendre, je sens que les réflexes lui reviennent. Pendant les heures suivantes, on traque les fuites, on dégage à la tronçonneuse, on sort la torche et les pinces pour rabouter les tuyaux qui ont souffert. Puis c’est le moment, on est prêts à entailler comme tel. Je perce le trou, il enfonce le chalumeau et lui donne trois ou quatre petits coups de maillet. Hop au suivant! On avance vite, on se souvient comment faire, finalement.

Huit cents entailles plus tard, exténués mais ivres d’air pur, on se tape dans la main, fiers, de cette fierté qui est le salaire premier des cultivateurs et autres gens de la terre.

– Merci, Steph, sans toi j’y arriverais pas…

– Merci à toi, voyons, si tu savais comme ça me fait du bien d’être ici.

J’ai appris à faire les sucres avec mon père, qui lui avait appris du sien. J’ai appris en les observant, ma mère et lui – c’est une passion qu’il lui a vite transmise – alors que tout petit déjà, je passais de longues journées à courir les érables avec eux (c’était l’ère des chaudières!) ou encore couché sur une banquette de bois, dans la cabane, à suivre leurs mouvements répétés jusqu’à m’endormir sous un épais nuage gonflé de sucre. 

Aujourd’hui, j’ai l’impression d’un grand livre qui se poursuit, d’une sève qui continue de circuler. Une histoire que j’écris un printemps à la fois, avec Stéphane et quelques autres, et qui chaque année culmine quand, après avoir nourri le feu pendant des heures et tourbillonné autour de l’évaporateur à se demander si on se rappelle comment faire, on va pour la première fois activer le petit robinet du poêle pour voir couler un or blond et fumant.

Un or qui, plus les années passent et plus j’en suis conscient, vaut bien plus que celui dont on fait des lingots : un or dont les reflets sont d’abord ceux de l’amitié, de la transmission, des rires d’enfants, et d’un dialogue avec une nature qui a encore tant de choses à nous dire.

 

 

Par Tristan Malavoy