Notre ambassadeur culturel de Saint-Denis-de-Brompton, l’artiste Tristan Malavoy, vous partage de magnifiques souvenirs à l’occasion des fêtes.

20 décembre 2022

Les sapins de Saint-Denis

Par Tristan Malavoy

Pour moi, le temps des fêtes a toujours commencé à un moment bien précis. Ce moment n’a rien à voir avec l’apparition des gâteaux aux fruits confits sur les tablettes des épiceries ou le déferlement des cantiques à la radio. Ce moment, il commence dans la vieille grange qui se trouve derrière la maison de mes parents, à Saint-Denis, quand notre petite équipée familiale prépare le nécessaire – hache, égoïne, corde – avant de s’enfoncer dans la forêt pour procéder à la traditionnelle coupe du sapin de Noël.

Chaque fois, les mêmes préférences se manifestent rapidement : ma sœur aime le sien assez court, aux branches symétriques, aussi fourni qu’un sauvageon puisse l’être; moi je le préfère fuselé, bien pointu vers le haut. Mon père, lui, s’entête à faire la même erreur année après année : il choisit un sapin beaucoup trop large, beaucoup trop grand, auquel il doit invariablement tordre le cou une fois installé dans le salon. Ma mère a l’habitude; elle trouve toujours le moyen de faire oublier ses disproportions par des décorations élégantes.

Depuis de nombreuses années déjà, ma sœur et moi faisons la route depuis Montréal pour venir chercher notre sapin. Jamais il ne nous viendrait à l’idée d’acheter un arbre déjà coupé, tout saucissonné, dans le stationnement d’une quincaillerie ou d’un supermarché. Je me souviens de mois de décembre où ma blonde m’a dit : « Ce serait quand même plus simple… On n’a pas vraiment le temps de faire un aller-retour à Saint-Denis, ces jours-ci, on pourrait faire une petite exception. » Ma réponse a toujours été la même: « Hors de question ! Si notre sapin ne vient pas de Saint-Denis, je préfère qu’on s’en passe. » Dans les faits, j’ai toujours trouvé le temps.

Je pense que les sapins de Saint-Denis ne sont pas des sapins ordinaires. Les sauvageons qui peuplent nos forêts ne sont pas faits que d’écorce, de résine et d’aiguilles. À quoi cela tient-il ? Aux eaux des lacs dont ils bordent les rives ? Aux secrets que leur chuchotaient au passage les Abénakis d’autrefois ? Je ne sais pas, mais ces sapins-là ont une histoire à raconter.

Il y a quelques jours, je suis tombé, en classant des vieux albums, sur une photo datant de la fin des années 1970. On y voit ma mère et mon père revenant de la cueillette de sapin annuelle avec mon oncle Jean, hache à l’épaule, métamorphosé pour un après-midi en authentique coureur des bois. J’adore cette photo. Mon oncle Jean, qui était revenu peu de temps auparavant de Paris, où il avait fait ses études universitaires, est manifestement heureux. Il est là dans son élément, ami d’une nature dont il aura toute sa vie ressenti l’appel. 

Il y a deux ans, mon oncle Jean est mort. Jean était la joie incarnée, les réveillons ne seront plus jamais les mêmes sans ses grands éclats de rire et sa voix si enveloppante, sans les airs de piano qu’il jouait chaque année en changeant chaque fois les paroles. Les sourires de début d’hiver que me renvoie la photo sont déjà loin dans le corridor du temps, Jean le coureur des bois s’est enfoncé dans une forêt dont on ne revient plus, mais je sais qu’au matin de Noël, quand je m’assoirai au salon dans la maison encore endormie, mon sapin me parlera de lui.

 

Mes parents et mon oncle Jean, vers la fin des années 1970.